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Hiram Lusana ne peut pas distinguer les traits de l’homme planté sur le seuil de sa prison. Il lui paraît grand et fort, mais pas autant que Fawkes. C’est tout ce que peut dire le Noir avant que le faisceau de la lampe électrique ne l’aveugle.
— Si je comprends bien, vous ne me paraissez pas très populaire à bord de ce rafiot, fait remarquer une voix qui semble plus amusée qu’hostile.
La silhouette sombre approche suivant la lampe, et Lusana sent que l’on défait ses liens.
— Où m’emmenez-vous ? demande-t-il.
— Nulle part. Mais, si vous avez l’intention de jouir en paix de votre pension de retraite, je vous conseille de sauter par-dessus bord avant que ce cuirassé ne soit mis en pièces détachées.
— Qui êtes-vous ?
— C’est un détail sans importance, mais je m’appelle Pitt.
— Faites-vous partie de l’équipage du capitaine Fawkes ?
— Non. Je travaille à mon compte.
— Je ne saisis pas.
Pitt détache la main gauche de Lusana et s’attaque à l’autre sans répondre.
— Vous êtes américain, dit Lusana qui comprend de moins en moins. Avez-vous repris le bateau aux Sud-Africains ?
— Nous sommes engagés dans cette entreprise, répond Dirk Pitt qui souhaiterait avoir un couteau sous la main.
— Alors vous ne savez pas qui je suis ?
— Non. Suis-je censé le savoir ?
— Je m’appelle Hiram Lusana, et je suis le chef de l’Armée révolutionnaire africaine.
Pitt en termine avec le dernier lien, recule et dirige le rayon de sa lampe sur le visage de Lusana.
— C’est pourtant vrai ! Je suis bien obligé de le constater. Qu’est-ce que vous faites ici ? Je pensais que cette histoire était purement sud-africaine ?
— J’ai été enlevé au moment où je prenais l’avion pour retourner en Afrique, explique Lusana en écartant doucement la lampe.
Puis une pensée lui vient.
— Vous êtes au courant de l’opération Eglantine ? demande-t-il.
— Depuis hier soir seulement, mais mon gouvernement la connaissait depuis des mois.
— C’est impossible, réplique Lusana.
— Si vous voulez, lance Pitt en se dirigeant vers la porte. Mais, comme je le disais tout à l’heure, vous feriez bien de sauter par-dessus bord avant que cette petite fête ne tourne mal. Lusana n’hésite guère qu’une seconde.
— Attendez !
Pitt se retourne.
— Excusez-moi, mais je n’ai pas le temps.
— Je vous en prie, écoutez-moi, dit Lusana en s’approchant. Si votre gouvernement et les médias découvrent ma présence à bord, ils n’auront pas d’autre choix que de faire fi de la vérité et de me tenir pour responsable.
— Et alors ?
— Laissez-moi une chance de prouver que je suis innocent de cet horrible micmac. Dites-moi ce que je peux faire pour me rendre utile.
Pitt lit la sincérité dans le regard de Lusana. Il tire de sa ceinture un vieux colt 45 automatique et le tend au Noir.
— Prenez ça et protégez-moi les fesses. J’ai besoin de mes deux mains pour tenir la lampe et lire le plan.
Visiblement déconcerté, Lusana prend l’automatique.
— Vous n’avez pas peur ?
— Pourquoi ? fait Pitt désinvolte. Vous n’avez rien à gagner à tirer dans le dos d’un type qui vous est complètement étranger.
Puis, faisant signe à Lusana de le suivre, il fonce dans la coursive vers l’avant du navire.
La tourelle numéro 2 a résisté à la salve de missiles Satan. Son blindage est bosselé, et il est même enfoncé en huit points, mais il n’a pas cédé. Le tube de la pièce bâbord est sérieusement fracturé à sa base de recul dans la tourelle.
Encore secoué, Fawkes passe en revue les dégâts à travers ce qui reste des glaces des verrières de la passerelle. Miraculeusement, lui est indemne. Il se trouvait derrière l’une des rares parties de blindage qui restent lorsque les Satan ont infailliblement touché la tourelle. Il saute sur le micro.
— Shaba ? Ici le capitaine. M’entendez-vous ?
On n’entend rien qu’un vague grésillement de parasites dans l’écouteur.
— Shaba ! crie Fawkes. Parlez, bon sang ! Rendez-moi compte des dégâts chez vous.
Le haut-parleur répond enfin.
— Capitaine Fawkes ?
— Oui, ici le capitaine. Où est Shaba ?
— En bas, dans la soute, Sir. Le monte-charge, il est cassé. M. Shaba est descendu pour l’arranger.
— Qui est à l’appareil ?
— Obasi, Capitaine. Daniel Obasi, répond une voix haut perchée d’adolescent.
— Shaba vous a-t-il passé le commandement ?
— Oui, Capitaine, répond fièrement Obasi.
— Quel âge as-tu, fiston ? On entend une toux rauque.
— Excusez-moi, Capitaine. La fumée, elle est vraiment mauvaise. (Il tousse encore.) J’ai dix-sept ans.
Dieu du ciel ! se dit Fawkes… de Vaal aurait dû lui envoyer des hommes aguerris, pas des gosses dont il ignore le nom et dont il n’a même pas encore vu le visage à la lumière du jour. Il commande un équipage qui lui est totalement inconnu… Dix-sept ans ! Un gamin de dix-sept ans… L’idée lui fait mal. Cela en vaut-il la peine ? Seigneur ! sa vengeance personnelle exige-t-elle un tel prix ?
Mais Fawkes se reprend aussitôt.
— Es-tu capable de servir les pièces ?
— Je crois. Elles sont toutes les trois armées, et la culasse fermée. Mais les hommes sont assez mal en point. Ce doit être l’effet de la commotion. Le sang leur coule des oreilles.
— Où es-tu en ce moment, Obasi ?
— Au poste des officiers de tir. Il fait une chaleur étouffante, là-dedans… Je ne crois pas que les hommes puissent tenir très longtemps. Certains sont encore évanouis. Il me semble qu’il y en a un ou deux de morts. Je n’en suis pas sûr, mais je crois que les morts sont ceux qui perdent leur sang par la bouche.
Fawkes crispe la main sur la poignée du micro, indécis. Lorsque le bateau coulera – et il est certain qu’il va être expédié par le fond –, il veut être sur la passerelle de commandement, le dernier capitaine de cuirassé à couler à son poste. Le silence de la radio devient une torture. Le voile s’écarte très légèrement, et Fawkes commence à se faire une idée des conséquences horribles de son entreprise.
— Je descends.
— La porte extérieure de la tourelle est bloquée, Capitaine. Il faudra que vous passiez par la soute.
— Merci, Obasi. Paré.
Fawkes soulève sa casquette d’officier de la Marine royale pour essuyer de la main la sueur mêlée de poussière qui coule sur son front. Il regarde à travers les glaces fracassées et scrute le fleuve. Un brouillard glacé monte des hauts-fonds et lui rappelle les lochs d’Ecosse par un matin semblable. L’Ecosse ! Il lui semble qu’il y a mille ans qu’il n’a pas vu Aberdeen. Il coiffe sa casquette et reprend le micro.
— Angus Deux, parlez, s’il vous plaît.
— Bien entendu, Grand Angus numéro Un.
— Dernier tir ?
— Court d’environ 80 mètres, mais impeccable en direction. Rectifiez simplement l’angle vertical et vous êtes en plein dessus, mon vieux.
— Votre rôle est terminé, Angus Deux. Bonne chance.
— Trop tard ! Il me semble que certains rigolos en kaki que j’aperçois pas loin sont sur le point de me sauter dessus. Au revoir, mon vieux. C’a été une vraie partie de plaisir.
Fawkes fixe son micro : il voudrait dire quelques mots fraternels à cet homme qu’il n’a jamais vu, le remercier d’avoir risqué sa vie, même s’il l’a fait pour de l’argent. Qui que soit cet Angus Deux, il se passera bien des années avant qu’il puisse profiter de l’argent déposé à son nom dans une banque neutre par le ministère de la Défense d’Afrique du Sud.
— Un balayeur de rues, grogne Higgins. L’observateur de Fawkes traînait une des brouettes à ordures de la ville ! La police est en train de le boucler.
— Cela explique pourquoi il a pu passer les barrages sans éveiller l’attention, fait remarquer March.
Le Président semble n’avoir rien entendu. Son attention tout entière est réservée au lowa. Il distingue nettement de petites silhouettes en combinaison de plongée qui bondissent d’abri en abri et ne s’arrêtent que pour tirer avant de reprendre leur approche vers les mitrailleuses qui fauchent leurs rangs. Le Président compte : il y a dix hommes des S.E.A.L. étendus inertes sur le pont.
— Ne peut-on rien faire pour aller au secours de ces garçons ?
Higgins a un geste d’impuissance.
— Si nous ouvrons le feu de la rive, nous allons probablement tuer plus de S.E.A.L. que nous n’en sauverons. J’ai bien peur que nous ne puissions vraiment rien faire pour le moment.
— Ne pourrait-on pas leur envoyer les groupes d’assaut des Marines ?
— Leurs hélicos se feront quiller comme à la fête lorsqu’ils seront posés sur le pont arrière. Et ils transportent chacun cinquante hommes. Ce serait un massacre. Et qui ne servirait à rien.
— Je suis de l’avis du général, intervient Kemper. Les Satan nous ont donné le temps de souffler. La tourelle numéro 2 m’a l’air hors de combat. Nous pouvons nous permettre de laisser aux plongeurs démineurs un peu plus de temps pour nettoyer les ponts de leurs défenseurs terroristes.
Le Président s’adosse à son fauteuil et examine les hommes qui l’entourent.
— Il ne nous reste donc qu’à attendre, c’est bien ce que vous voulez dire ? Rester à attendre pendant que des hommes se font tuer en technicolor sous nos yeux, sur ce maudit écran ?
— Oui, monsieur le Président, répète Higgins. Nous ne pouvons qu’attendre.